"La France a toujours été à l’origine d’innovations disruptives"

Incarnations de ce qu’on appelle « l’excellence à la française », de nombreuses entreprises tricolores font figure de précurseurs dans leur domaine respectif. Mais sur quoi repose cette spécificité nationale ? De l’industrie à l’artisanat, est-elle à même de répondre aux nouveaux défis exacerbés par les différentes crises ? Quels sont les leviers à actionner, notamment numériques, pour s’adapter et maintenir sa prédominance ? Éléments de réponse avec l’économiste Erwann Tison, directeur des études de l’Institut Sapiens, laboratoire d’idées indépendant dont la réflexion s’articule autour de la place de l’humain dans le numérique.

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Les crises successives que nous traversons ont accéléré l’évolution des habitudes et des attentes du consommateur – qui s’est tourné vers le durable, le local ou l’e-commerce –, et ont exacerbé une certaine volonté de retour à l’autonomie de la France en matière économique. Selon vous, ces changements vont-ils perdurer ?

Je pense que oui, car la crise liée à la Covid-19 n’a fait qu’accélérer des mutations qui étaient déjà en cours. La pandémie a fait émerger de manière brutale des changements qui ne devaient advenir que d’ici dix ou quinze ans. Il n’y a donc pas eu de bouleversement ou de transformation majeurs, parce que ces tendances-là étaient déjà en germe dans les habitudes des consommateurs. Par ailleurs, en France, nous avons parfois une mauvaise lecture de l’interdépendance entre les États. Nous pensons que la souveraineté est liée à l’autarcie et à l’abondance. Or un économiste argentin, Raúl Prebisch, explique bien que la vraie souveraineté, c’est la capacité à pouvoir choisir ses propres dépendances. C’est très intéressant. Cela implique que si un pays est le seul capable de produire tel bien stratégique ou à forte valeur ajoutée, il s’assure par conséquent que le reste du monde ne pourra pas faire de rétention sur tel autre produit équivalent. De cette manière, l’approvisionnement global sur tous les types de produits est assuré par chacun.

Quel peut être le rôle du numérique et de l’innovation dans ce nouveau contexte économique ?

Il est fondamental : le lien entre innovation et croissance économique est évident. Or aujourd’hui, notre croissance n’atteint plus les niveaux espérés, et sa distribution reste relativement inégale entre les puissances économiques. Pouvoir innover, notamment grâce au numérique, semble être un remède à la stagnation et une façon de renouer avec une prospérité économique ardemment souhaitée. En ce sens, le cas français est particulièrement intéressant. Si vous observez toutes les révolutions industrielles, vous remarquez que la France a toujours été émettrice ou co-émettrice des différentes innovations disruptives. Même si nous nous sommes, à mon avis, parfois un peu trop réjouis de cet état de fait. Aujourd’hui, cette excellence perdure principalement dans notre système éducatif reconnu. Pour que cela continue, il apparaît à mon sens fondamental de raviver la curiosité pour la technologie et de développer une sorte d’instruction citoyenne autour de ces thématiques. Cela peut passer par l’école évidemment, mais aussi par des formations professionnelles ou encore des émissions grand public.

“Pour que le numérique puisse avoir un impact positif sur l’économie, tout l’écosystème doit favoriser le développement des compétences.”

Erwann Tison

Comment cette culture de l’innovation se diffuse-t-elle au sein du paysage économique français ?

Quelle que soit la stratégie suivie, quel que soit le secteur, nous avons des entreprises extrêmement innovantes. Elles sont néanmoins parfois confrontées à une problématique d’échelle. Nous avons pu constater, notamment lors de la mise au point des vaccins pour contrer la Covid-19, l’importance des synergies entre petites et grandes entreprises dans le processus d’innovation. Les vaccins produits et commercialisés par les grands groupes ont d’abord été pensés et développés par des plus petites entreprises. Les startups en sont un bon exemple. Aujourd’hui, nous avons un écosystème favorable à leur émergence, dans lequel il fait bon développer une idée. L’agilité dans la recherche et le développement, caractéristique de ces startups, est essentielle au processus de recherche appliquée. Elle vient nourrir les grands groupes, qui au travers de ces nouvelles collaborations, peuvent assurer le changement d’échelle nécessaire à la propagation de ces innovations. C’est valable pour l’ensemble du tissu d’entreprises français et c’est à cette condition que l’économie peut être tirée vers le haut. Mais, au-delà de ces problématiques d’échelle, ce qui nous manque aussi parfois est l’accès au capital-risque. En ce sens que certains investisseurs français ont déjà prouvé qu’ils pouvaient se montrer « allergiques aux risques ». Pas tous, fort heureusement. La Banque publique d’investissement (BPI) fait un travail exceptionnel et le gouvernement a vraiment mis l’accent sur la French Tech.

L’innovation n’étant pas seulement l’apanage des startups, qu’en est-il des petites et moyennes entreprises qui entament leur transformation numérique ?

Nous l’avons constaté pendant la Covid-19 : le coefficient de numérisation de la plupart des TPE/PME a explosé. Certes, elles n’avaient pas vraiment le choix. C’était un passage obligé. Un certain nombre d’entreprises ont ainsi pris le virage numérique pour pallier la disparition des opportunités de vente physique, là où d’autres ont mis en place le télétravail par obligation et ont pu constater ses avantages. De nombreuses enseignes françaises ont ainsi su tirer leur épingle du jeu et gagner des points de croissance. Aujourd’hui, ces solutions temporaires doivent s’inscrire dans une réflexion stratégique. Il faut les intégrer dans une stratégie globale et un développement à long terme. Ce qui nécessite un développement des compétences. C’est l’enjeu principal et il implique la mise en action de tout un écosystème pour que le numérique puisse avoir un impact positif sur l’économie. La France est en train de corriger certains biais et d’aller vers le mieux. Il existe beaucoup de cabinets de conseils, d’associations ou d’ONG qui ont mis en place de très bons guides pratiques. Je crois aussi beaucoup au rôle des différents commissaires aux comptes, dont les résultats des audits peuvent aider à identifier les entreprises défaillantes en la matière.

Dressez-vous le même constat pour l’artisanat français ?

Pour moi, il existe deux leviers fondamentaux pour allier artisanat et numérique. Le premier concerne tout ce qui concerne la recherche de nouveaux clients et de nouveaux débouchés. Auparavant, la réputation d’un artisan se construisait via le bouche-à-oreille. Aujourd’hui, les notes et les commentaires sur Internet ont pris le dessus. Le deuxième levier, c’est la formation. L’artisanat est traversé par une incroyable crise des vocations. Nous devons nous atteler à ce problème, et le numérique peut contribuer à le résoudre. On peut se former en ligne : j’ai vu par exemple des plombiers se former à l’aide de casques de réalité virtuelle ! Les métiers aussi évoluent, et l’artisanat peut entrer dans une autre dimension grâce au numérique.

Selon vous, l’excellence à la française perdurera-t-elle ?

Probablement, mais nous aurions tort de nous reposer dessus. Nous avons facilement tendance à croire que la France s’en sortira toujours et qu’elle bénéficie d’une sorte de formule magique. Or, les retombées de ces évolutions numériques sur son économie pourraient être bien meilleures. Nous n’utilisons pas encore toutes les ressources du numérique à bon escient. La crise sanitaire a accéléré un processus intéressant, mais nous n’en avons pas encore totalement saisi les potentialités, notamment en matière de gain de productivité. Donc, la prochaine étape pour faire progresser l’économie française, c’est de prendre en compte toutes les technologies qui existent et de maximiser leurs potentialités dans tous les domaines. Pour que l’excellence à la française perdure, il faut continuer d’innover et d’apporter de nouvelles solutions.

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