(Dés)Information en 2021
Fondateur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt lutte depuis 2007 contre la prolifération des fausses informations et des théories complotistes, enjeu de taille encore accentué par la crise de la Covid-19 et par la proximité des élections présidentielles de 2022. Dans ce combat, il considère l’éducation aux médias et à l’information chez les jeunes comme essentielle.
Pourquoi avez-vous décidé de fonder Conspiracy Watch et quel est son rôle ?
Je m’intéresse depuis longtemps au négationnisme et j’ai rapidement remarqué une parenté très forte, dans la structure du discours, avec le conspirationnisme (courant de pensée qui affirme que les détenteurs du pouvoir – politique ou autres – pratiquent la conspiration du silence pour cacher des vérités ou contrô- ler les consciences, ndlr). Je me suis alors aperçu que ces deux mouvances étaient intriquées. Puis, à partir de 2007, les théories complotistes ont été de plus en plus prégnantes en ligne et de moins en moins confinées dans les marges de l’extrémisme politique. C’est pourquoi nous avons décidé à ce moment-là de lancer le site Conspiracy Watch. Dix ans plus tard, en 2017, il s’est professionnalisé, je suis devenu salarié à plein temps avec la directrice adjointe, l’historienne Valérie Igounet, et nous nous sommes entourés d’une équipe de pigistes. Nous sommes devenus un service de presse en ligne et produisons des contenus originaux, résolument critiques, sur ces questions-là.
Quels sont vos objectifs ?
Proposer au public le plus large l’état des savoirs sur la question du complotisme, que nous cernons de mieux en mieux ; déconstruire certaines théories du complot, au travers de contre-enquêtes et via le debunking (exercice qui consiste à démontrer en quoi une information est fausse ou trompeuse, ndlr) ; et enfin, assurer une veille médiatique sur la question.
Comment définir et dissocier théorie du complot et fausse information ? Est-ce complémentaire, est-ce que cela participe du même schéma de pensée ?
Pas forcément. Une théorie du complot, c’est un discours concurrent de la version communément acceptée des faits, et qui place en son cœur la dénonciation d’un complot qui, évidemment, n’est jamais prouvé. Par exemple, une théorie du com plot répandue affirme que l’homme n’a jamais marché sur la lune. Une fake news, ou fausse information, est partagée dans le but de tromper, de duper. Dernièrement, des articles affirmaient que l’ail pouvait prévenir le coronavirus. Il a été démontré scientifiquement que c’était une fausse information. Il y a la tromperie à l’origine du projet. Mais toutes les fake news ne sont pas complotistes, et certaines théories du complot ne reposent pas forcément sur des fake news. Ce sont des notions qui peuvent se recouper, mais qui ne sont pas non plus synonymes.
Peut-on parler de l’émergence d’un complotisme moderne ?
Il n’y a pas vraiment de date, même si le 11-Septembre constitue un avant et un après symboliques. Je pense plutôt qu’il y a une chronologie, une évolution. Cela existe depuis toujours. Voltaire en parlait déjà, mais les deux dernières décennies ont vu l’émergence d’un complotisme de masse, qui s’appuie sur un bouleversement dans nos manières d’accéder à la connaissance et à l’information. Ce bouleversement repose sur un triptyque : les réseaux sociaux, le haut débit et le smartphone, qui redéfinissent tout et ont donné une chance historique au complotisme de se développer. Il y a eu une banalisation du phénomène, une montée en puissance et nous y sommes plus exposés. Évidemment, c’est inextricable de l’arrivée d’Internet dans nos vies.
"Une fake news, ou fausse information, est partagée dans le but de tromper."
Cela pose aussi la question, de fait, d’une forme de régulation des contenus postés sur Internet.
Pour moi, tous les acteurs doivent prendre leurs responsabilités, qu’ils soient des particuliers, des plateformes de réseaux sociaux, des opérateurs ou des moteurs de recherche. C’est l’affaire de tous et Internet doit se conformer aux lois qui sont celles de la démocratie.
Y a-t-il un profil type de désinformateur ?
Notre cartographie montre qu’il y a une myriade de sources : chaînes, blogs, sites, individus, etc. Mais il y a quelques mastodontes qui occupent le haut du classement, desquels tout découle et d’où vient le problème. Ce sont eux qui ont la plus lourde responsabilité, évidemment. Ceux qui en font un business et/ou ont un agenda politique. Nous le voyons en étudiant la « complosphère française » : dans le top 10, il y a toujours les mêmes sites… Ils représentent des millions de vues par mois depuis des années. Et parfois, par exemple sur le vaccin, ce sont une douzaine de personnes qui sont responsables de la majorité des contenus antivax.
C’est une donnée plutôt encourageante…
Exactement ! Quelque part, ça nous fait dire que tout n’est pas perdu, au contraire : il suffirait de réguler pour atté nuer la pollution « désinformationnelle » et régler une bonne partie du problème. Nous parlons là de quelques dizaines d’émetteurs ou sites. Il ne s’agit pas de les faire disparaître, juste de leur donner moins d’écho et de visibilité.
Quelles sont les personnes les plus perméables face aux fausses informations ?
Cela varie selon les thèmes. Nous avons mené 3 études à ce sujet, avec Ipsos et la Fondation Jean-Jaurès. Il s’avère qu’il y a un portrait-robot assez stable : d’abord, ces individus s’informent le plus souvent via les réseaux sociaux, sans filtrer les informations, en faisant plus confiance à leurs pairs qu’aux grands médias. Ensuite, les moins de 35 ans sont 2 à 3 fois plus perméables aux théories du complot, et cela va bien sûr avec la manière de s’informer. Ceci dit, quand les plus de 65 ans s’informent sur les réseaux sociaux, ils ne sont pas plus exem- plaires ; bien au contraire, ils partagent plus facilement que les jeunes les fake news… En matière de répartition géographique ou de genre, ce n’est pas du tout probant, c’est très égal à ce niveau-là ! En revanche, plus on est diplômé, moins on croit à ces théories ; de même, plus on est aisé, moins on y croit, mais cela va ensemble. Et puis, politiquement, on s’aperçoit qu’il y a une surreprésentation des extrêmes, notamment de l’extrême droite, parmi les gens perméables.
"L’opinion est plus sensible, plus consciente du risque de désinformation."
Comment peut-on aborder cet enjeu en amont, avant même que ces théories trouvent leur public ?
Je crois que cela passe par une sensibilisation de l’opinion à la toxicité de ces contenus, qui ont des conséquences. On l’a vu dans l’histoire et on le voit encore aujourd’hui, les coûts sont immenses et très divers. Je suis convaincu, évidemment, que cela passe par l’éducation, et plus précisément par l’éducation aux médias et à l’information. Et ce, dès le collège. D’ailleurs, contrairement aux idées reçues, beaucoup de choses sont faites et pas mal de moyens sont mis en œuvre. Je crois aussi que les collégiens et lycéens forment une génération qui arrive après les attentats de janvier 2015. Je parle de cette date, car à mon sens, c’est un vrai marqueur : en ce qui concerne la prise de conscience des théories du complot, par les médias ou même les pouvoirs publics, il y a eu un avant et un après. On a compris à quel point elles pouvaient parasiter la perception de la réalité. Je l’ai vraiment vu, vécu en temps réel. Avant 2015, on en parlait, mais c’était un marronnier, plutôt léger. Là, on a compris que c’était grave.
L’État doit-il selon vous, s’impliquer dans cette lutte qui est également la vôtre ?
Je pense que le rôle de l’État est d’être dans un dialogue avec les plateformes pour réguler cet environnement numérique, mais pour lutter pied à pied, argument par argument… Je pense que la société civile – au sens large, j’intègre la presse – peut faire mieux, et est plus légitime en la matière. À ce niveau, je trouve que les travaux de fact-checking menés par différents médias sont très utiles et salutaires, que ce soit les Décodeurs (Le Monde, ndlr) ou AFP Factuel (Agence France-Presse, ndlr), entre autres. Nous nous appuyons sur ce travail-là.
Les élections présidentielles approchent. Pensez-vous que le complotisme et les fake news seront un sujet central, voire pourront influer sur le résultat final ?
En 2017, on était déjà dans le post-Brexit et la post-élection de Trump. Ce n’était donc pas absent lors de la dernière grande échéance. Pour 2022, j’ai l’impression que du chemin a été fait. L’opinion est plus sensible, plus consciente du risque de désinformation, surtout après la Covid-19. Il y a quand même une prise de conscience globale, la population est moins dupe. Il y a une familiarité plus grande, même s’il ne faut évidemment pas relâcher l’effort.