“La question n’est pas de savoir si le numérique est une option mais comment s’en emparer”
En ces temps incertains, les Françaises et les Français ont un sentiment de perte de repères et de contrôle sur leur vie. Par la proximité et les solidarités qu’il induit, le local s’est imposé comme une nouvelle valeur refuge. Le grand observateur de l’opinion, Brice Teinturier, directeur général délégué de l’institut de sondage Ipsos France, nous éclaire sur ce changement de paradigme et le rôle que peut jouer le numérique pour accompagner cette nouvelle responsabilité des territoires.
Sur quoi s’appuie le regain d’appétence des Françaises et des Français pour le local, consacré dans la notion de “territoires” ?
Pour la population française plus encore que dans d’autres pays, le monde est porteur de menaces toujours plus importantes qui viennent nourrir son pessimisme quasi structurel : une croissance incertaine et une inflation qu’on n’avait pas connue depuis 40 ans, des menaces sanitaires accrues, des interrogations sur les flux migratoires, une guerre aux portes de l’Europe, une protection sociale qui, en matière de santé notamment, se dégrade, sans parler, bien entendu, du réchauffement climatique et de la difficile transition écologique à mener. À ces menaces très concrètes s’ajoute maintenant le sentiment d’une incertitude et pire que cela, d’une imprévisibilité de plus en plus grande accompagnée d’une vulnérabilité accrue, deux effets de la pandémie de la Covid-19. La conséquence principale d’une telle situation est que les individus ont de moins en moins le sentiment de contrôler ce qui arrive dans leur vie. Et la conséquence de cette situation est de renforcer le besoin d’ancrage à l’échelon local : nous avons le sentiment de mieux maîtriser ce qui est proche, à la fois en termes de territoires, mais aussi de communautés et de solidarités locales.
Comment cette attractivité des territoires se traduit-elle dans l’opinion ?
58 % des Françaises et des Français pensent aujourd’hui que la mondialisation est une menace pour la France, 42 % seulement une opportunité ; et 64 % que notre pays doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui contre 36 % qu’il faut s’ouvrir à lui. Le besoin de protection nous pousse donc vers le local. Par la rupture de rythme qu’elle a introduite dans notre vie, la Covid-19 a aussi provoqué un autre rapport au temps, à l’espace et à la place du travail : pour une partie de la population, les confinements ont redonné à la nature et aux espaces verts une signification que l’immersion dans les flux de la grande ville avait tendance à nous faire oublier. À la vie trépidante s’est aussi ajoutée une recherche de plus de sens, de lenteur et d’harmonie, parfois. Certes, le monde reste une compétition permanente mais la recherche d’autres façons de travailler et de vivre a fait irruption depuis la pandémie de 2020.
Le besoin de protection nous pousse vers le local
64 %
des Françaises et des Français pensent que notre pays doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui.
89 %
des Françaises et des Français qui ne vivent pas dans les petites et les moyennes villes portent un regard positif sur elles.
Les petites et moyennes villes contribuent-elles à cette nouvelle attractivité des territoires ?
Les petites et les moyennes villes, c’est-à-dire jusqu’à 100 000 personnes, sont très bien placées dans l’imaginaire de la population française. 89 % de celles et ceux qui n’y vivent pas portent un regard positif sur elles. Elles correspondent assez bien à ce qui permet de répondre aux inquiétudes de nos concitoyennes et concitoyens, comme on l’a vu. Mais elles ont aussi des atouts propres : qualité de vie, tranquillité, dynamisme de la vie locale, offre culturelle jugée satisfaisante, activités sportives et de loisirs, coût du logement, sécurité… Sur toutes ces dimensions, les personnes habitant dans des petites villes sont davantage satisfaites de la situation que le reste de la population. Mais il y a aussi des faiblesses, principalement de trois ordres : l’accès aux services de santé et, plus généralement, aux services publics ; les opportunités de créer une activité économique ou commerciale ; l’offre de mobilité et les déplacements. Pour les jeunes, la formation et l’insertion sont encore perçues comme plus faciles dans les grandes villes que dans les petites.
Les Françaises et les Français ont aussi des attentes en matière de numérique dans cette reconfiguration, quelles sont-elles ?
On observe une aspiration grandissante des Françaises et des Français à bénéficier d’outils et de services souples, rapides, efficaces et simples pour accéder à ce qui est devenu des normes de consommation en matière de consommation alimentaire, d’achat et de livraison à domicile mais aussi d’accès à de nombreux loisirs ou enfin, pour pallier des difficultés spécifiques : l’accès à la santé est un enjeu clé des territoires ruraux, on l’a dit, et le développement de la santé connectée une des façons d’y répondre, au moins partiellement. Bref, la question n’est pas de savoir si le numérique est une option mais comment s’en emparer et diffuser une culture et un usage plus grands de ce qui conditionne de plus en plus la vie des gens et une bonne partie de la richesse d’un pays.
“Pour que le numérique puisse avoir un impact positif sur l’économie, tout l’écosystème doit favoriser le développement des compétences.”
Brice Teinturier
En quoi le numérique participe-t-il à la richesse du pays ?
D’abord, il faut bien avoir à l’esprit le lien étroit qu’il y a entre la richesse d’un pays, son taux d’emploi et la qualité de la formation scientifique. L’un des problèmes clés de la France, qui explique son déclin relatif par rapport aux autres grands pays de l’OCDE, est la faiblesse de son taux d’emploi, lequel se traduit par moins de richesses produites, plus d’inégalités et dès lors, plus de dépenses sociales pour combler ce manque, ce qui nécessite une pression fiscale plus élevée qu’ailleurs et/ou des déficits importants. Or, le taux d’emploi est lui-même fortement corrélé à la qualité de la formation scientifique. Et malheureusement, les chiffres sont, de ce point de vue, implacables et très négatifs pour la France : les résultats de l’enquête de l’OCDE sur le “programme international pour l’évaluation des compétences des adultes” (enquête PIAAC), réalisée dans 24 pays, montrent la faiblesse française par rapport aux autres pays, tout comme les enquêtes réalisées pour mesurer la culture scientifique des enfants de 4e, qui nous situent au bas du tableau. L’économiste Patrick Artus a particulièrement bien mis en lumière ces différentes dimensions et leur lien étroit. Alors certes, la culture scientifique d’un pays ne se résume pas au numérique mais nous avons impérativement besoin de plus de profils ingénieurs et de scientifiques, d’une part, et de Françaises et Français totalement à l’aise avec les outils et la culture numérique, d’autre part. Tout ce qui peut donc être apporté pour renforcer la formation de la population française en ce domaine est déterminant pour favoriser la croissance du pays, sa richesse mais aussi les possibilités de mobilité sociale, autre problème clé de la France.
Pensez-vous que les Françaises et les Français font le lien entre le numérique et une croissance durable ?
Non, ils ne le font pas directement ni spontanément. Mais l’idée d’une croissance “durable”, qui existe depuis longtemps mais qui restait un peu dans les limbes, prend je crois une signification nouvelle depuis la forte visibilité des évènements climatiques extrêmes. L’enjeu majeur, c’est bien le réchauffement climatique et la question d’une croissance qui doit perdurer mais en harmonie avec notre environnement au sens large. Cela suppose de repenser l’économie mondiale autour de circuits plus courts quand cela est possible, d’où la question du local, de limiter nos consommations d’énergie, de recycler davantage, de moins nous déplacer, etc. Or, le numérique a certes un impact, en particulier les terminaux, qui génèrent plus des deux tiers des impacts environnementaux. Mais il fait aussi fondamentalement partie de la solution. Il y a donc un lien étroit entre le numérique et l’idée d’une croissance durable, qu’il faut poursuivre et amplifier.