L’art singulier de rendre le beau accessible

Véra Kempf est la cofondatrice de SINGULART, une galerie en ligne qui souhaite démocratiser l’accès à l’art et au design. La scale-up, qui revendique 2 millions de visiteurs par mois sur son site, a connu une accélération importante depuis 2020 et compte s’étendre encore plus à l’international. Sans oublier sa priorité : valoriser les artistes.

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« Beaucoup de personnes pensent qu’il faut un master en histoire de l’art pour entrer dans une galerie ! » La phrase est lancée sur le ton de la plaisanterie, mais Véra Kempf sait bien qu’elle cache une part de vérité. Voilà ce que la jeune femme compte changer avec SINGULART, galerie digitale née en 2017, présentant des milliers d’artistes internationaux, là où « les galeries traditionnelles ne peuvent sélectionner qu’une dizaine ou une quinzaine d’entre eux ». Véra Kempf en est certaine, la démocratisation de l’art passera par moins d’élitisme : « Nous présentons énormément d’artistes et de styles différents. Nous conseillons les acheteurs, mais nous sommes persuadés que l’art et la créativité sont des émotions… et tout le monde peut ressentir des émotions. Aujourd’hui, nous réalisons 90 % de nos ventes entre un artiste et un collectionneur qui ne viennent pas du même pays et ne se connaissent pas. » Et aussi, avec une diversité de prix autant que de styles : « Les clients ne savent pas forcément qu’il est possible d’acheter une œuvre d’art pour 200-250 euros, et dans les galeries on ose rarement demander le prix. »

L’ambition de changer un secteur

De son adolescence passée entre la Savoie, Berlin et Budapest, Véra Kempf a gardé le goût de la découverte d’autres cultures. Celui de l’entrepreneuriat en revanche, c’est au Congo qu’elle l’a acquis. Fraîchement diplômée de Science Po, elle accepte un poste à la chambre de commerce de Pointe-Noire avec l’envie d’accompagner le développement des PME locales. « J’avais des préjugés sur ce qui poussait les gens à entreprendre. En partant là-bas, j’ai rencontré des entrepreneurs qui avaient surtout eu envie de créer des emplois et de pérenniser des filières dans une société post-guerre civile », se souvient-elle. Alors qu’elle tente d’abord de monter un projet entrepreneurial dans la pâtisserie, elle rencontre Denis Fayolle, investisseur chevronné et acteur discret du succès d’une quinzaine de startups françaises, et quelques mois plus tard, Brice Lecompte, jeune entrepreneur globe-trotteur avec qui elle partage « cette ambition et cette envie forte de contribuer à changer un secteur avec le numérique, à travers une mission qui a du sens ». Ce sera le marché de l’art.

« Nous avions observé que ce marché fonctionnait un peu comme la vente au détail. Les galeries sont des boutiques et l’artiste doit “se vendre” aux distributeurs locaux, analyse-t-elle. Cependant, un artiste, qui préfère consacrer son temps à créer, ne va pas démarcher beaucoup de galeries. » Véra et ses associés s’aperçoivent également que les artistes en vogue diffèrent radicalement selon les pays et que leur réputation passe difficilement les frontières. Face à cela, le trio fonde SINGULART avec une idée simple : accompagner des artistes professionnels et augmenter leur exposition internationale grâce au numérique. Nous sommes en 2017 et le concept se heurte à des mises en garde du marché traditionnel.

Aujourd’hui, nous réalisons 90 % de nos ventes entre un artiste et un collectionneur qui ne se connaissent pas. »

Véra Kempf

Si l’accueil des artistes est globalement positif, côté galeristes et professionnels de l’art, les premiers contacts sont plus compliqués : « J’ai trouvé porte close. Les galeries ne voulaient tout simplement pas me rencontrer. » Véra persévère, tisse patiemment son réseau et comprend rapidement que cette idée, selon laquelle on ne peut pas acheter une œuvre d’art sans l’avoir vue, est un mythe. « En réalité, le déclenchement de l’envie d’achat intervient en amont, et souvent lorsque les clients découvrent l’œuvre au format numérique, que ce soit au travers d’une newsletter d’un galeriste ou sur une tablette – quand les assistants présentent les œuvres qui ne sont pas accrochées aux murs. La première question concrète qu’ils se posent est : “Quelles sont les dimensions réelles ?” Une fois que nous y avons répondu, il n’y a plus vraiment de problème », sourit l’entrepreneuse. Chez SINGULART, le panier moyen se situe aux alentours de 2 000 euros et, s’il n’en demeure pas moins important, il reste dans une gamme de prix plus propice à l’achat 100 % dématérialisé.

Les données au service des utilisateurs et des artistes

Sa réussite, l’entreprise la doit aussi à sa capacité à pérenniser son modèle en évitant les pièges, notamment celui de la dépersonnalisation de l’acte d’achat. Ce n’est pas parce que ses clients sont derrière un écran que ce galeriste d’un nouveau genre ne les connaît pas. Ici, le client peut se faire conseiller s’il le souhaite, et il bénéficie d’une expérience personnalisée à partir de ses préférences. Les données, issues de ses achats précédents et choix de navigation, permettent de proposer des sélections en fonction de ses goûts ou encore de son budget, tout en laissant place à la surprise et au coup de cœur.

En s’appuyant sur l’analyse algorithmique, l’équipe peut aussi mieux aiguiller les artistes, les aider à analyser leur cote et adapter leurs prix en conséquence. « Si nous constatons qu’un artiste vend à chaque fois sa nouvelle œuvre sur le site, qu’il a beaucoup d’abonnés, nous allons pouvoir lui apporter un conseil adapté », précise Véra. Un petit coup de pouce particulièrement favorable aux femmes artistes, qui ont tendance, comme l’a noté la cofondatrice, à sous-valoriser leurs œuvres par rapport à leurs homologues masculins. « Depuis le début, nous représentons 49 % de femmes artistes, mais si leur part est de 51 % des ventes, elles ne génèrent que 44 % des revenus. Nous tâchons donc de leur faire prendre conscience qu’elles fixent un prix inférieur aux hommes, sans raison objective. » Après avoir démocratisé la galerie d’art, SINGULART souhaite désormais l’ouvrir aux designers et la rendre plus inclusive. Une volonté partagée par Google, qui accompagne SINGULART comme l’explique Othmane Benzair, Directeur du programme Startup : « Il est essentiel pour nous de pouvoir accompagner et favoriser l’entrepreneuriat – pour tous et partout. Renforcer l’égalité des chances est un enjeu majeur : entre les territoires, les milieux sociaux et aussi le genre. »

Pour aller plus loin, balthasart, nouvelle plateforme centrée cette fois-ci sur les artistes amateurs, a vu le jour en novembre 2021. S’inspirant de la réussite des artistes de SINGULART, balthasart est pensée comme une pépinière pour sa grande sœur. Alors que, victime de son succès, la première se veut de plus en plus sélective – en fonctionnant avec des artistes professionnels qui possèdent une certaine reconnaissance et exposent régulièrement –, à l’inverse, balthasart repère des artistes en début de carrière. En avril 2022, la plateforme revendique ainsi 700 artistes dans toute l’Europe, dont 40 % situés en France. Comme un clin d’œil, balthasart s’écrit en minuscules – là où SINGULART préfère les majuscules –, ne propose que des œuvres en dessous de 1 000 euros, tutoie ses visiteurs, multiplie les partenariats médiatiques et investit massivement dans la publicité en ligne. Une orientation claire et un pari sur le talent que Véra Kempf confirme avec enthousiasme : « Si nous voulons aider les artistes de demain à émerger, c’est notre principale ressource ! Les artistes mettent généralement entre dix et quinze ans à pouvoir vivre de leur travail artistique. Avec les données dont nous disposons et la puissance du webmarketing, nous pouvons les aider à définir leur objectif (s’ils veulent en vivre, en faire un revenu complémentaire ou simplement obtenir leurs premiers fans) et à suivre l’atteinte de celui-ci. »

"Je suis heureuse de lancer une entreprise pour créer de la valeur, faire changer un milieu, et que l’on soit considéré comme une belle maison par les artistes comme par les collectionneurs."

Véra Kempf

Continuer de grandir

Tout comme ses artistes, SINGULART ne cesse de se développer. L’entreprise est accompagnée depuis sa création par les équipes de Google, comme le précise Othmane Benzair : « Notre objectif est de soutenir l’émergence des prochains champions du numérique européen. Nous le faisons notamment en partageant des conseils autour de problématiques telles que le marketing, la gestion des données, ou encore l’intelligence artificielle. SINGULART est un modèle de réussite française qui a su s’imposer dans le monde de l’art. Ses fondateurs sont parvenus à trouver un juste équilibre entre l’univers des galeries et celui des places de marché. Un équilibre d’autant plus difficile qu’il engage des intelligences et des compétences différentes. Nous sommes fiers d’avoir accompagné depuis près de quatre ans la formidable dynamique de SINGULART dans son développement international et également dans la construction de son image de marque, essentiels dans le domaine de l’art. »

Ce soutien s’est révélé précieux ces dernières années. En effet, l’un des avantages d’une galerie virtuelle, c’est qu’elle n’est pas concernée par les fermetures liées à la crise sanitaire de la Covid-19. Au premier trimestre 2021, en l’absence de relais physique, la vente d’art en ligne bondit de 72 %, pour atteindre les 6,8 milliards de dollars dans le monde (Source Hiscox). « L’e-commerce en général et la tendance de la décoration d’intérieur ont fait un bon phénoménal, et nous nous sommes retrouvés à être le seul canal de diffusion pour un grand nombre d’artistes. C’était d’ailleurs fascinant de constater à quel point les œuvres s’imprégnaient de cette situation et la façon dont elles touchaient les collectionneurs », reprend l’entrepreneuse.

Cette tendance de fond semble se confirmer, du moins si l’on en croit les investisseurs. En novembre 2021, la troisième levée de fonds de SINGULART atteint les 60 millions d’euros. La plus importante levée au monde pour le secteur culturel, mais Véra Kempf garde la tête froide : « Pour disrupter rapidement un secteur, il faut des fonds. Devenir un jour une licorne ne peut pas être un objectif en soi pour mes associés et moi. Je suis heureuse de lancer une entreprise pour créer de la valeur, faire changer un milieu, et que l’on soit considéré comme une belle maison par les artistes comme par les collectionneurs. »

Avec seulement une quinzaine de personnes à ses débuts, SINGULART compte désormais 145 salariés. L’entreprise a par ailleurs créé sa « verticale design » en 2021, présentant des meubles, des luminaires et divers objets de décoration conçus par des designers. Une nouvelle étape dans le développement du groupe, désormais leader en Europe, que Véra souhaite pérenniser « en créant des synergies et des recommandations entre les différentes verticales » pour présenter une offre globale autour du beau et de la créativité. SINGULART compte accélérer son développement aux États-Unis – où le marché de l’art est extrêmement foisonnant – et peut compter en ce sens sur le programme Talent Garden de Google for Startups, « dans lequel une équipe dédiée de quinze personnes accompagne les futurs fleurons de la French Tech dans leurs prises de décision et les aide à rayonner à l’international », précise Othmane Benzair. Pour que demain, le monde entier puisse accéder à une galerie, même sans un diplôme d’histoire de l’art en poche.


3 questions à Véra Kempf, cofondatrice de la galerie en ligne Singulart

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